A propos de la philosophie de Hegel

hegelVoici un grand article que nous faisons paraître en 3 parties sur Hegel (photo) et sa conception de l’athéisme, par Paul Dubouchet, Maître de conférence de droit public à l’Université de Corse, qui a consacré ses recherches à une exploration de la raison pratique à partir de l’expérience privilégiée du domaine juridique. M. Dubouchet est 20ème de notre classement des 250 intellectuels sous-médiatisés à la télévision publique française.

La philosophie de la religion de Hegel est bien moins réputée que sa philosophie du droit, surtout en France, sans doute à cause de la prévention remontant aux Lumières pour tout ce qui touche à la religion. Il est assez connu que la philosophie du droit de Hegel s’achève sur l’apologie de l’État, tandis qu’il l’est beaucoup moins que sa philosophie de la religion est l’une des plus grandes apologies du christianisme qui n’ait jamais été faite, depuis Saint Thomas, que c’est Hegel – et non pas Chateaubriand – qui a exalté le véritable « génie du christianisme », que, malgré son anti-catholicisme viscéral, c’est lui – et non pas Joseph de Maistre – qui a célébré correctement les mérites d’une « Église universelle » et que c’est encore lui – et non pas de Bonald – qui, par son œuvre entière, a donné (ou aurait pu donner), après la Bible et les Évangiles, le Livre des temps nouveaux.

Nul n’ignore également que, pour Hegel, l’État est l’incarnation de Dieu sur la Terre – cette dernière expression étant prise, le plus souvent, comme une image, une métaphore. Mais peu savent qu’il découle de toute la philosophie de la religion de Hegel qu’il ne s’agit pas là d’une métaphore, mais bien de la réalité vraie et effective. Ce à quoi certains rétorquent que le Dieu de Hegel se confondant avec l’Histoire, sa philosophie de la religion est aussi athée que sa philosophie du droit, peut-être même plus encore, son seul et unique objet n’étant alors que Dieu lui-même.

C’est donc le problème de l’athéisme que pose la philosophie de la religion de Hegel et dont nous allons traiter en examinant deux questions qu’elle soulève : d’abord les rapports de la philosophie de la religion et de la philosophie de l’histoire (I), ensuite les rapports entre le « savoir absolu » (terme ultime de la philosophie de Hegel) et le salut (II).

I PHILOSOPHIE DE LA RELIGION ET PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

Nous essaierons de dégager le sens et la portée de la philosophie de la religion de Hegel (A) avant d’en rappeler l’impact que lui assigne Hegel dans la philosophie de l’histoire (B).

A – LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION

Hegel a réconcilié religion et philosophie, comme l’avait déjà fait Saint Thomas au XIIIème siècle. Cependant la réconciliation de Saint Thomas, faite sous le patronage d’Aristote, devait être assez éphémère : depuis la Renaissance (et même bien avant), l’essor des sciences n’avait cessé de creuser un fossé de plus en plus grand entre la religion et la philosophie, entre la foi et le savoir – fossé qui, avec les Lumières, devait se transformer en un véritable abîme. À la fin du siècle des Lumières, plus personne – si ce n’est Hegel – n’aurait osé tenter une nouvelle conciliation entre religion et philosophie. Notons d’abord que le projet de Hegel s’avère peut-être beaucoup plus difficile et périlleux que celui de Saint Thomas dans la mesure où une philosophie – même si c’est celle d’Aristote – peut toujours être remise en cause, ce qui est rarement le cas avec les sciences. À cet égard la tentative de Hegel est d’autant plus intéressante que le problème des rapports entre le savoir et la religion reste aujourd’hui exactement le même qu’au temps de Hegel, cela malgré l’extraordinaire développement des sciences et des techniques qui, au contraire, le rend peut-être encore plus crucial. Cette place et ce rôle privilégiés de Hegel qui, dans cette voie, n’eut pas de prédécesseurs et n’aura pas de successeurs, donc cette incommensurable solitude de Hegel, c’est Karl Barth (Hegel, Cahiers théologiques) qui l’a mise en lumière dans les pages qu’il consacra à Hegel en 1953. Ajoutons que ce mérite éminent de Hegel n’enlève rien à celui de Saint Thomas : la philosophie d’Aristote jouait, au XIIIème siècle, un peu le même rôle que la science aujourd’hui, celui de référence indiscutable – référence bien loin d’être irrelevante puisque, comme on a pu le dire, « la science d’Aristote est si vaste que l’Occident entier y habite ». Dès lors on a peut-être ici le début de la réponse à l’interrogation de Karl Barth : « Pourquoi Hegel n’est-il pas devenu pour le monde protestant ce que Thomas d’Aquin est devenu pour le monde catholique ? » (p. 8).
Pour Hegel donc, non seulement la philosophie n’est pas étrangère à la religion, mais en plus elle seule peut nous donner une véritable connaissance de Dieu. Et cette connaissance de Dieu par la philosophie, seule la religion chrétienne la rend possible.
Depuis ses écrits de jeunesse jusqu’à ses conférences sur la « Philosophie de la religion » en passant par Foi et science de 1802, Hegel n’a cessé de rappeler que philosophie et religion sont une seule et même chose. Mais c’est dans ses Leçons sur la Philosophie de la religion (1832, tome I, Notion de la religion, trad. Gibelin, Vrin, 1959) que se trouve le célèbre passage dans lequel il précise l’identité postulée de la religion et de la philosophie qui ont toujours pour seul et même objet la vérité : « L’objet de la religion, comme celui de la philosophie, est la vérité éternelle dans son objectivité même, Dieu et rien que Dieu et l’explication de Dieu. La philosophie s’explique elle-même en expliquant la religion, et en s’expliquant, elle explique la religion » (p. 29). Si, commente Löwith (De Nietzsche à Hegel, trad. franç. Gallimard, 1969) pour servir Dieu, philosophie et religion empruntent des voies propres différentes, ce sont seulement ces voies « qui incitent à croire que religion et philosophie diffèrent dans leur essence ». En réalité, « la différence entre religion et philosophie ne concerne pas leur contenu, identique pour l’un et l’autre, mais leur forme qui diffère de l’une à l’autre » (p. 392-393).
En effet la religion a, d’emblée, adopté la forme du sentiment subjectif et de la représentation sensible. Dans La raison dans l’histoire (trad. franç. Plon, 1965) Hegel écrit que cette forme est la pire que puisse prendre un contenu car elle aboutit au point de vue de la subjectivité particulière de chacun, de l’arbitraire et de la fantaisie : même si cette forme apparaît comme première et originaire, l’homme la partage avec le règne animal auquel elle renvoie immédiatement : « Le sentiment est la plus inférieure des formes dans lesquelles puisse se révéler un contenu quelconque ». La forme philosophique, au contraire, est la seule par laquelle le contenu peut vraiment être conçu et formulé, la seule qui puisse donner à la religion son contenu spirituel, la seule par laquelle Dieu puisse être connu et réalisé. Il s’agit donc de dépasser la forme religieuse originaire du sentiment et de la représentation par la forme philosophique appliquée à la religion. C’est en ce sens que la philosophie tout entière est service religieux, « service spirituel », « service rendu à Dieu ».
Or la connaissance de Dieu, seule la religion chrétienne la rend possible, ainsi que le rappelle Karl Barth (op. cit., p. 65) : « La religion chrétienne est celle qui a rendu manifeste aux hommes la nature et l’essence de Dieu… En tant que chrétiens, nous savons ce que Dieu est : Dieu n’est plus un inconnu. Si nous continuons à dire qu’il est inconnu, nous ne sommes pas chrétiens ». Avec le christianisme, « la clé de l’histoire universelle nous a été donnée ». Avec le christianisme donc, le temps est venu où la religion ne peut plus rester au niveau du sentiment et de la représentation, mais doit « devenir une connaissance, une science déterminée ». La philosophie de Hegel est en effet la « philosophie de la confiance en soi » – confiance qu’après Novalis et Schelling, Hegel place dans « la raison humaine universelle » (p. 16). Contre les Lumières, Hegel peut affirmer que « la confiance en soi, c’est la confiance en Dieu » (p. 21). Or cette « confiance en Dieu » qui permet d’avoir prise sur les mystères de la religion par la « raison humaine universelle », seul le christianisme peut la réaliser. Est ainsi affirmée l’identité de l’Esprit et de Dieu, de la raison humaine et de la raison divine – identité que le christianisme a pu consacrer en opérant l’unité de l’humain et du divin réalisée par le Christ.
Aussi n’est-il pas étonnant que le développement de la révélation chrétienne puisse se confondre avec le développement même de l’histoire, avec la philosophie de l’histoire.

B – LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE COMME HISTOIRE DE LA RELIGION CHRETIENNE

« La tâche de l’Histoire, écrit Hegel, c’est seulement que la religion apparaisse comme raison humaine, que le principe religieux qui réside dans le cœur de l’homme, soit aussi établi comme liberté dans le monde » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. Gibelin, Vrin, 1937, éd. 1967, p. 258). Cette tâche de l’Histoire, seule donc la religion chrétienne peut la réaliser véritablement (même si elle est déjà en germe ou entreprise dans toutes les autres religions). En rappelant les grandes étapes de l’histoire du christianisme qui, pour Hegel, est aussi l’histoire de la raison et de la liberté, il pourra paraître paradoxal de rencontrer sans cesse l’histoire du nihilisme et de l’athéisme – paradoxe seulement apparent puisque, comme l’avait déjà pressenti Max Weber et comme devait le démontrer Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985), le christianisme est « la religion de la sortie de la religion », René Girard allant jusqu’à dire que « l’athéisme au sens moderne du terme, est une invention chrétienne » (Les origines de la culture, Hachette, 2006). Précisément nous aurons à nous interroger sur la signification de cette « sortie de la religion » telle que l’illustre, à sa façon, la philosophie de la religion de Hegel.
Pour Hegel l’histoire du monde ne peut donc se concevoir véritablement qu’avec son dernier grand événement : l’avènement du Christ qui est à la fois le commencement et la fin des temps. Elle ne peut donc se concevoir que, rétrospectivement, jusqu’au Christ et à partir du Christ (« jusqu’ici et à partir de là »). Comme l’écrit Albert Chapelle (Hegel et la religion, Éditions universitaires, 1964, tome I, p. 37) : « Quand le temps fut accompli, Dieu envoya son Fils » : ce temps fut celui où l’homme s’éleva jusqu’à Dieu.
Le Christianisme se développe alors en trois étapes : le règne du Père, celui du Fils et celui du Saint-Esprit. Hegel conserve cette division traditionnelle qui remonte à Saint Paul puis a été illustrée au XIIème siècle par Joachim de Flore, en lui conférant un découpage particulier : le règne du Père est celui de la naissance du christianisme, le règne du Fils correspond au Moyen-Age, et celui du Saint-Esprit qui commence avec la Réforme, correspond aux temps modernes et trouve son aboutissement dans la philosophie de Hegel.

1- La naissance du christianisme

La naissance du christianisme a pu être interprétée comme une résurgence du nihilisme dans la mesure où ce dernier, défini comme la négation de tout et d’abord des valeurs établies, se présente comme une série de négations : négation du polythéisme, de la religion gréco-romaine, du judaïsme… Les premiers chrétiens, en refusant la religion établie, ne purent qu’être accusés d’athéisme. Nietzsche lui-même (Par delà le bien et le mal), pour qui le nihilisme est la « dévaluation des valeurs suprêmes », peut considérer le christianisme comme un premier nihilisme puisque, en opposant à la force et au courage la résignation, à la volonté de vivre le jeûne et l’abstinence, au plaisir la souffrance et la mortification, à la vengeance le pardon, a remplacé les « valeurs de vie » de la tradition antique par les « valeurs de mort » qui lui seraient propres – le christianisme n’étant qu’une religion nihiliste issue du judaïsme et annonçant « le renversement de toutes les valeurs antiques ».
Historiquement, le christianisme prit naissance, comme le rappelle Albert Chapelle (op. cit., p. 30-41), à la rencontre de Rome et d’Israël. « Quand le temps fut accompli, Dieu envoya son fils »… dans le monde romain et chez le peuple juif, deux expressions différentes mais complémentaires de la souffrance humaine. Le monde romain consacre la séparation des individus privés (dans une plèbe corrompue) et de l’État (dans une aristocratie tyrannique) pour ne reconnaître aux individus qu’une liberté abstraite et formelle qui aboutit à la mort de la vie morale des peuples, n’accordant plus aux individus qu’une apparence d’universalité, celle du droit romain. L’empire romain est aussi celui de la domination universelle et des conquêtes sans fin. Cet empire consacre donc la déréliction de l’homme et l’apparition de la « conscience malheureuse » que le peuple israélite devait assumer pour devenir, dit Fleischmann (La philosophie politique de Hegel, Plon, 1964, p. 371) « l’expression la plus marquante de cette existence diasporique de l’homme et l’incarnation de ses souffrances ». Car Dieu envoya également son Fils dans le peuple juif, qu’Il s’était réservé de toute éternité pour être le « peuple élu », le peuple chargé de tous les péchés du monde.
À cet égard, monde romain et peuple juif sont deux expressions de la souffrance et du mal, donc du nihilisme, mais auquel le christianisme devait ici mettre un terme. C’est en effet dans ce contexte que Dieu envoya son Fils pour réconcilier la divinité et l’humanité. Mais c’est dans la mort seulement du Christ, que Dieu se révèle Esprit, qu’il devient la conscience spirituelle de l’humanité. Cette « infinie douleur » consécutive à la « mort de Dieu », seul le Christ ressuscité pouvait la transmuer dans l’idée suprême, la liberté absolue. « Le christianisme, écrit Fleischmann, qui le premier a osé dire que Dieu est mort pour ressusciter dans la conscience de chaque individu croyant, est le précurseur le plus important de la reconnaissance de la liberté et de la valeur infinie de la personne humaine individuelle. Ce principe est devenu le fondement de la vie sociale des peuples européens » (ibid.). Si le nihilisme est, selon Gianni Vattimo (La fin de la modernité, trad. franç. Editions du Seuil, 1987), la réduction des valeurs d’usage aux valeurs d’échange, le christianisme est ici le contraire même du nihilisme puisque l’homme ne peut plus être dégradé vers des valeurs d’échange, valeurs relatives et transposables à loisir, car il est devenu une valeur absolue. C’est donc seulement la mort et la résurrection du Christ qui confèrent à l’homme sa valeur et sa liberté.
L’identité spirituelle de la communauté des croyants avec Dieu devait trouver sa traduction historique dans une Église. C’est alors qu’au « règne spirituel » se substitue le « règne ecclésiastique » car, se faisant séculière, l’Église ne put réaliser temporellement « le principe fondamental de la religion », la liberté (A. Chapelle, p. 43-44).

2- Le Moyen-Age

Si la naissance du christianisme peut être interprétée comme une résurgence du nihilisme, le Moyen-Age a pu, lui-même, être considéré comme une réponse à cette forme de nihilisme que représente le gnosticisme, la plus dangereuse des hérésies non pas dans son affirmation qu’une connaissance supérieure (ou gnose) peut nous apporter le salut, mais dans celle qu’un monde mauvais n’a pu être créé par un Dieu bon, et qu’il convient donc d’opposer un « Dieu créateur du monde », mauvais démiurge, à un Dieu bon qui est le « Dieu sauveur » – hérésie peut-être encore plus dangereuse dans la forme que lui donna Marcion au IIème siècle, lorsqu’il opposa le « Dieu créateur » comme celui de l’Ancien Testament au « Dieu sauveur » comme celui du Nouveau Testament. Il s’agit ici de la thèse de Harnack selon laquelle le Moyen-Age et l’Église se seraient constitués contre la gnose.

 

Ein Gedanke zu „A propos de la philosophie de Hegel

Kommentare sind geschlossen.